Numerus clausus et discrimination à rebours
Il est de nouveau question, ces derniers jours, du « numerus clausus », qui empoisonne la vie des étudiants en médecine et en dentisterie depuis plusieurs années.

Dans le système belge d’assurance maladie-invalidité, seules les prestations médicales attestées par un médecin disposant d’un agrément de l’INAMI peuvent faire l’objet d’un remboursement par la sécurité sociale (voir l’article 35 de la loi coordonnée du 14 juillet 1994 relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités et l’article 10 de l’annexe à l’arrêté royal du 14 septembre 1984 établissant la nomenclature des prestations de santé en matière d'assurance obligatoire soins de santé et indemnités).
Un médecin ne disposant pas d’un tel agrément peut pratiquer la médecine, mais ses patients ne bénéficieront d’aucun remboursement. De ce fait, pour l’immense majorité des médecins – ceux dont les prestations peuvent faire l’objet d’un remboursement par l’assurance maladie-invalidité - il est en réalité impossible de pratiquer la médecine en Belgique sans l’agrément de l’INAMI.
Avant l’instauration de la « limitation de l’offre médicale », un étudiant, à l’issue de ses études de médecine, pouvait solliciter son inscription à l’ordre des médecins et obtenir de l’INAMI un numéro lui permettant d’attester les prestations effectuées dans le cadre de sa spécialité. Tout médecin, belge ou ressortissant de l’Union européenne, pouvait obtenir son agrément dans sa spécialité par l’INAMI.
Le Gouvernement Dehaene II (CVP-PS-PSC-SP) s’est cependant ému de statistiques indiquant qu’en Belgique, le nombre de médecins par habitant était très élevé, particulièrement dans la partie francophone du pays. Cette situation signifiait, pour le Gouvernement de l’époque, une trop grande concurrence entre les médecins, concurrence qui elle-même impliquait que des médecins, d’une part, pourraient être tentés de prescrire de manière excessive des médicaments et des soins dans le but de fidéliser une clientèle et, d’autre part, n’auraient plus une pratique médicale suffisante pour maintenir leur niveau de compétence (voir l’exposé des motifs du projet de loi portant des dispositions sociales, Ch. repr., Sess., 1995-1996, 352/1, p. 64 et s.).
C’est dans ce contexte que le 29 avril 1996, le Gouvernement fédéral a fait voter au Parlement une « loi portant des dispositions sociales » contenant notamment diverses mesures destinées à « limiter l’offre médicale ». Les articles 169 à 173 de cette loi ont inséré à cet effet des articles numérotés 35octies à 35duodecies dans l’arrêté royal n° 78 du 10 novembre 1967 relatif à l'exercice de l'art de guérir, de l'art infirmier, des professions paramédicales et des commissions médicales.
Il s’agit du fameux numerus clausus fédéral.
Sans entrer dans le détail de cette réglementation, l’article 35novies de l’arrêté royal n° 78 prévoit qu’un arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres détermine, après avis d’une « Commission de planification », le nombre global de candidats, réparti par Communauté, qui, après avoir obtenu le diplôme de médecine ont annuellement accès à l'attribution des titres professionnels particuliers liés aux spécialisations (la médecine générale étant désormais également considérée comme une spécialisation). Le dernier contingentement a été fixé par un arrêté royal du 12 juin 2008 relatif à la planification de l’offre médicale.
Il faut relever que, dans l’intention du législateur fédéral, cette limitation n’était destinée à intervenir que si les Communautés, compétentes en matière d’enseignement, ne s’avéraient pas capables de limiter elles-mêmes le nombre d’étudiants obtenant un diplôme de médecine. Les communautés étaient donc fermement invitées à limiter l’accès aux études de médecine de telle manière que le nombre d’étudiants obtenant leur diplôme corresponde au nombre d’agrément que l’INAMI était autorisé à distribuer dans chaque spécialité médicale.
S’est donc ajouté au numerus clausus fédéral les numerus clausus des communautés, destinés à éviter qu’un nombre important d’étudiants se retrouvent privé de la possibilité d’exercer la médecine en Belgique à l’issue de leur second cycle d’études.
La Flandre est parvenue à limiter adéquatement le nombre d’étudiants, par l’instauration d’un examen d’entrée aux études de médecine.
La Communauté française, entre cafouillages juridiques et hésitations politiques, n’est pas parvenue à en faire de même. Depuis un décret du 24 octobre 2008 « relatif à la situation des étudiants en médecine et en dentisterie », elle a même renoncé à limiter le nombre d’étudiants en médecine et en dentisterie (voir aussi le décret du 23 mars 2012 réorganisant les études du secteur de la santé).
Le résultat de cette absence de sélection pendant plusieurs années est qu’il existe actuellement, en communauté française, un nombre important d’étudiants qui, après sept années d’études, ne pourront pas obtenir un agrément de l’INAMI leur permettant de se spécialiser et de pratiquer la médecine en Belgique (dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité).
Les étudiants francophones sont aujourd’hui dans la rue pour contester cette situation, mais on peut douter que la majorité fédérale s’émeuve d’un problème qu’elle peut imputer à la majorité très différente en place en Communauté française. D’autant que le problème ne se pose pas du tout en Flandre…
La relative incurie de la Communauté française ne doit pas faire oublier que le fiasco du numerus clausus résulte de décisions prises au niveau fédéral.
Suite à son instauration, le numerus clausus a rapidement posé problème aux services médicaux des hôpitaux de tout le pays. Le fonctionnement de ces services dépend non-seulement de médecins ayant terminé leur formation, mais également de médecins en voie de spécialisation, dont le nombre est précisément limité par le numerus clausus fédéral. Ces médecins – toujours en formation dans le cadre de leur spécialisation - sont traditionnellement chargés d’assurer l’essentiel des gardes, parfois aux mépris des règles applicables en matière de temps de travail.
Privés de la main d’œuvre médicale nécessaire à leur bon fonctionnement, les services médicaux des hôpitaux ont dû se tourner vers l’étranger. Le contingentement de l’offre médicale s’applique en effet aux médecins formés en Communauté française ou en Communauté flamande (la Communauté germanophone n’ayant pas d’université). Il ne s’applique en revanche pas aux ressortissants de l’Union européenne (qui peuvent être belges) formés à l’étranger.
La directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (anciennement la directive 93/16/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, « visant à faciliter la libre circulation des médecins et la reconnaissance mutuelle de leurs diplômes, certificats et autres titres ») et le principe de la libre circulation des travailleurs et des étudiants a pour effet que la Belgique ne peut interdire à des médecins ayant obtenu leur diplôme dans l’Union européenne de pratiquer la médecine en Belgique. Elle ne peut pas non plus leur refuser un agrément INAMI pour pratiquer la médecine dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité.
Autrement dit, un étudiant ayant obtenu son diplôme de deuxième cycle dans un autre pays de l’Union européenne peut librement accéder à la formation menant à une spécialisation, sans subir de limitation issue du « numerus clausus », pour autant bien entendu qu’il trouve une place de formation dans un service hospitalier agréé. Un médecin, spécialisé ou non, formé dans un autre pays de l’Union européenne peut également librement s’installer en Belgique et obtenir un numéro INAMI pour prester dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité, sans subir la limitation du numerus clausus.
L’existence, dans notre pays, d’une « limitation de l’offre médicale » constitue un cas d’école de « discrimination à rebours ». Les personnes ayant obtenu leur doctorat de médecine en Belgique – essentiellement des belges – sont traités par la loi belge de manière nettement plus défavorable que les étudiants et médecins formés à l’étranger, qui peuvent seuls revendiquer le principe de la libre circulation des travailleurs.
Etrangement, malgré le caractère interpelant de cette situation, la Cour constitutionnelle n’a jamais été interrogée sur la constitutionnalité du dispositif fédéral. Elle a dû se prononcer sur le numerus clausus de la Communauté française, mais celui-ci, dans un contexte où le pouvoir fédéral impose une limitation du nombre de médecins formés en Belgique habilités à exercer dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité, poursuit évidemment un but légitime. La Cour constitutionnelle a ainsi confirmé que le décret de la Communauté française du 1er juillet 2005 relatif aux études de médecine et de dentisterie, qui prévoyait – avant que la Communauté française en suspende l’application - l’instauration d’une limitation du nombre d’étudiants autorisés à poursuivre leurs études en médecine à l’issue de la première année du cycle de bachelier, n’était pas contraire aux articles 10, 11 et 24, § 3, lus isolément ou en combinaison avec diverses dispositions de droit international consacrant le droit à l’enseignement (arrêt n° 2/2014 du 16 janvier 2014).
La Cour a pleinement tenu compte, dans son raisonnement, du fait que « dans le contexte d’une importante et croissante augmentation du nombre d’inscriptions en première année du cycle menant à l’obtention du grade académique de bachelier en médecine, [les dispositions contestées] avaient pour objectif d’éviter que nombre d’étudiants ne soient contraints de constater, à l’issue de longues et coûteuses études achevées avec succès, qu’ils n’auraient pu exercer la profession pour laquelle ils s’étaient formés, en raison des limites fixées par la réglementation fédérale » (point B.9.1.).
La Cour constitutionnelle n’a jamais eu à se prononcer non plus sur la proportionnalité de l’atteinte portée par l’Etat fédéral aux compétences des communautés. Le numerus clausus fédéral restreint en effet la possibilité pour des étudiants en médecine de poursuivre (en Belgique) leur formation par une spécialisation. S’il appartient à l’Etat de limiter le nombre de médecins pouvant pratiquer dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité, lui appartient-il aussi – sur le fondement de ses compétences implicites - de limiter le nombre de personnes pouvant suivre une formation relevant des compétences des Communautés ?
Cette question mérite d’être posée et reste, à ce jour, sans réponse.
Notons qu’au-delà de l’aspect strictement juridique du problème, l’obligation pour la Belgique d’octroyer un numéro INAMI à tout médecin ressortissant de l’Union et formé dans une université européenne (sauf la Belgique) - rend la limitation de l’offre médicale, telle qu’elle a été mise en œuvre, parfaitement inutile. Selon des informations récentes, publiées dans le Journal des Médecins et dans les grands quotidiens, mais émanant du SPF Santé publique, le nombre de généralistes, spécialistes et étudiants en médecine de nationalité étrangère est passé en dix ans de 1.712 à 5.372. Le nombre d'étudiants en médecine de nationalité étrangère est passé de 800 en 2004 (avant le numerus clausus) à 3.001 en 2014.
Le numerus clausus ne permet pas de limiter efficacement l’offre médicale. Il se contente, pour l’essentiel, d’empêcher les jeunes belges de recevoir un enseignement dans leur propre pays.
Le droit fondamental à la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne n’est bien entendu pas en cause. Mais la politique de la Belgique en matière de limitation de l’offre médicale peut certainement, au vu de ses effets, être qualifiée de nuisible.