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Séparation des pouvoirs et réparation en nature d'un dommage



Un arrêt du 4 septembre 2014 de la Cour de cassation aborde la délicate question de la réparation en nature du dommage engendré par la faute d’une autorité administrative.


Depuis un célèbre arrêt La Flandria du 5 novembre 1920 de la Cour de cassation, la jurisprudence reconnaît que les autorités administratives sont soumises, sur le plan de la responsabilité civile, aux mêmes règles que les particuliers. Si une autorité administrative commet une faute qui engendre un dommage dans le chef d’une personne, elle est donc tenue de le réparer en application de l’article 1382 du Code civil.


La réparation d’une faute commise par l’administration ne pose jamais de problème lorsque le juge ordonne que le dommage soit réparé par équivalent, c'est-à-dire lorsqu’il condamne l’autorité à la réparation financière du dommage subi par le préjudicié.


Qu’en est-il cependant lorsque le juge entend ordonner la réparation en nature du dommage ?


Ce mode de réparation, dont la jurisprudence considère qu’il doit être privilégié, implique que le juge donne des injonctions à la partie fautive, afin de prescrire la manière dont doit s’accomplir la réparation.


Le principe général de la séparation des pouvoirs, qui prohibe notamment qu’un tribunal se substitue aux autorités administratives dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, ne s’oppose-t-il pas à ce que de telles injonctions soient adressées à une administration qui a commis une faute à l’égard d’une personne ?


Le principe, énoncé dans un arrêt du 26 juin 1980 de la Cour de cassation (Pas., I, 1980, p. 1335 - 1337), est clairement que « les cours et tribunaux ne s’immiscent pas dans l’exercice des pouvoirs légalement réservés à cette autorité lorsque, aux fins de rétablir entièrement dans ses droits la partie lésée, ils ordonnent la réparation en nature du préjudice et prescrivent à l’administration des mesures destinées à mettre fin à l’illégalité dommageable ». Un pouvoir d’injonction dans le cadre de la réparation en nature du dommage existe donc bien, et n’est pas contraire à la séparation des pouvoirs.


Toutes les injonctions sont elles dès lors possibles ?


Comme l’a relevé la doctrine à l’époque de l’arrêt de la Cour de cassation, le tribunal saisi du litige a « toujours le pouvoir d’arrêter les effets d’un acte illégal » (voir F. De Visscher, « Quelques réflexions sur le pouvoir d’injonction du juge judiciaire à l’égard de l’administration », JT, 1981, p. 682). Dans cette hypothèse, la réparation en nature du dommage correspond en réalité à une injonction de mettre un terme à la faute. Une injonction de cesser un comportement fautif ne pose donc pas de problème particulier.


Par ailleurs, lorsque la faute commise par l’administration concerne une de ses compétences liées – c'est-à-dire une compétence qui ne lui laisse aucun pouvoir d’appréciation - le juge peut également lui enjoindre d’accomplir tous les actes directement dictés par la loi. Dans cette hypothèse également, aucune atteinte n’est portée au principe général de la séparation des pouvoirs.


Le pouvoir d’injonction du juge à l’égard des autorités administratives a cependant ses limites. C’est ce que rappelle la Cour de cassation, dans son arrêt du 4 septembre 2014.


Le complexe factuel ayant donné lieu à cet arrêt est relativement simple. La Ville de Liège est la propriétaire d'un terrain agricole situé en amont d'un immeuble appartenant à une particulière. Un plan communal d’aménagement, c'est-à-dire un acte administratif réglementaire, donne au terrain en cause l’affectation de zone de maraîchages - potagers - cultures au plan communal d'aménagement.


Cette dernière assigne la Ville pour réclamer une indemnisation du préjudice subi en raison d’inondations engendrées par des coulées d’eaux et de boues provenant de ce terrain.


A l’issue d’une expertise judiciaire, la Ville de Liège est désignée comme principale responsable dans l’apparition du dommage. Une faute lui est imputée par la Cour d’appel, consistant apparemment dans le fait d’avoir affecté le terrain en question, en pente et enclavé entre des habitations, à la culture, aggravant ainsi l’écoulement des eaux et des boues vers la propriété de la demanderesse d’indemnisation.


La faute reconnue par la Cour d’appel de Liège n’est pas remise en cause dans le cadre de l’instance en cassation.


Afin de réparer, pour l’avenir, le dommage subi par la demanderesse, la Cour d’appel de Liège condamne la Ville à « soustraire à la culture la parcelle litigieuse en lui donnant une affectation de prairie, de pré de fauche, de jachère ou de zone verte (…) ». D’autres riverains également assignés en vue de la réparation du même dommage sont quant à eux condamnés à araser les murs construits au fond de leurs jardins (murs qui ont contribué à l’augmentation de l’écoulement des eaux vers la propriété de la demanderesse).


La Cour de cassation, confrontée à cette injonction, a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Liège pour les raisons suivantes (arrêt du 4 septembre 2014) :


« Si les cours et tribunaux ne s’immiscent pas dans l’exercice des pouvoirs légalement réservés à une autorité administrative lorsque, aux fins de rétablir entièrement dans ses droits la partie lésée, ils ordonnent la réparation en nature du préjudice et prescrivent à l’administration des mesures destinées à mettre fin à l’illégalité dommageable, le principe général du droit de la séparation des pouvoirs leur interdit de faire, hors cette hypothèse, des actes d’administration publique et de réformer ou d’annuler les actes des autorités administratives.


L’arrêt constate que la demanderesse a placé les parcelles litigieuses « en zone de ‘maraîchages–potagers–cultures’ au plan communal d’aménagement établi en 1999 » et que « l’expert mentionne que ce qui est en cause, c’est avant tout l’affectation donnée aux parcelles incriminées, lesquelles, enclavées dans une zone d’habitat et en pente vers cet habitat, n’auraient pas dû être mises sous culture ».


L’arrêt considère que « le seul moyen d’éviter à l’avenir de nouveaux sinistres et de permettre à [la première défenderesse] de réintégrer son immeuble en toute sérénité dans des conditions de sécurité suffisantes est de soustraire la parcelle litigieuse à la culture ».


L’arrêt, qui justifie ainsi sa décision d’ « ordonne[r] à la [demanderesse], sous peine d’une astreinte de deux cent cinquante euros par jour de retard, de soustraire à la culture la parcelle litigieuse lui appartenant », n’a pu, sans méconnaître le principe général du droit de la séparation des pouvoirs, lui ordonner de donner à cette parcelle « une affectation de prairie, de pré de fauche, de jachère ou de zone verte ».


L’arrêt de la Cour de cassation est peu explicite. Il est probablement plus clair si l’on reprend le passage suivant de l’avis rendu par l’avocat général Leclercq préalablement à la cassation :


« (…) lorsque plusieurs solutions légales sont possibles pour réaliser la réparation en nature, le juge ne peut décider à la place de cette autorité quelle est celle de ces solutions qui doit être adoptée; il n'appartient pas en effet au Pouvoir judiciaire d'apprécier l'opportunité qu'il y a à adopter l'une plutôt que l'autre de ces solutions;( …)


S'il est permis au juge de condamner une commune, sous peine d'astreinte, à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la victime subisse encore à l'avenir un préjudice dans le cas d'une inondation, il ne lui appartient pas, en revanche, d'ordonner à la commune, sous peine d'astreinte, de soustraire à toute culture une parcelle qui appartient à cette commune en lui donnant une affectation de prairie, de pré de fauche, de jachère ou de zone verte lorsqu'il relève, comme en l'espèce, que la parcelle a été placée en zone de maraîchages - potagers - cultures au plan communal d'aménagement et que l'exploitant de la parcelle s'est abstenu, après l'inondation, de maintenir le même type de culture que celui qui pouvait être à l'origine du préjudice subi (voir les énonciations de l'arrêt attaqué, pages 6, 12, 19, 30 et 32).


Partant, l'arrêt attaqué viole les articles 47, alinéa 1er, et 19, § 1er, alinéas 1er et 2, et § 2, alinéa 2, du Code wallon de l'aménagement du territoire, de l'urbanisme, du patrimoine et de l'énergie, et le principe général du droit de la séparation des pouvoirs ».


Il ressort de l’arrêt rendu par la Cour de cassation que la Cour d’appel de Liège a en définitive donné une injonction trop précise à l’autorité concernant la réparation en nature du dommage. Probablement les mesures prescrites par la Cour étaient elles adéquates pour réparer le dommage en nature, mais d’autres mesures étaient également envisageables et relevaient du pouvoir d’appréciation de l’administration communale. En ne respectant pas la marge d’appréciation dont bénéficiait l’autorité administrative, l’arrêt de la Cour d’appel a violé le principe général de la séparation des pouvoirs.


Relevons que l’avis de l’avocat général ne semble pas avoir été totalement suivi. La Cour ne retient en effet que la violation du principe général de la séparation des pouvoirs, et non la violation du plan d’aménagement applicable au terrain en cause.


Notons aussi que la Cour de cassation n’apparaît pas condamner l’injonction en ce qu’elle ordonne à la Ville « de soustraire à la culture la parcelle litigieuse lui appartenant », mais uniquement en ce qu’elle impose « de donner à cette parcelle une affectation de prairie, de pré de fauche, de jachère ou de zone verte ». La première partie de l’injonction est négative, et vise à mettre un terme à la faute constatée par la Cour d’appel de Liège. Seule la seconde partie de l’injonction restreint indûment le pouvoir d’appréciation de la Ville de Liège quant à l’affectation à donner à la parcelle concernée.


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