La loi du 18 février 2014 relative à une gestion autonome de l'organisation judiciaire
Voici le texte qui a servi de base à mon intervention au colloque "Le printemps de la Justice", organisé le 27 février 2015 par l'Union Professionnelle de la Magistrature.
Il s'agit d'une présentation et d'une analyse de la loi du 18 février 2014 relative à l’introduction d’une gestion autonome pour l’organisation judiciaire.

§1. Introduction
1. Depuis 1831, l’attribution et la gestion des moyens financiers, matériels et logistiques de la Justice ont toujours été centralisés auprès du Ministre de la Justice et de son administration.
La centralisation presque totale du pouvoir de gestion de l’organisation judiciaire est toutefois ressentie comme un frein sérieux à l’utilisation optimale des moyens. Au sein même de la magistrature, le souhait de voir octroyé à l’Ordre judiciaire une certaine autonomie sur la gestion des moyens mis à sa disposition est régulièrement exprimé. Ainsi, dans sa mercuriale de rentrée consacrée à la séparation des pouvoirs, Madame le Procureur général Liekendael évoquait déjà l’idée de confier un budget propre à chaque juridiction de l'Ordre judiciaire et appelait de ses vœux une concertation entre les différents pouvoirs à ce sujet[1].
Le monde politique, dans la foulée de réformes menées dans l’administration fédérale en vue d’y introduire des éléments de techniques managériales censés la dynamiser[2], s’est emparé de cette question depuis plusieurs législatures.
2. L’accord de Gouvernement conclu le 10 juillet 2003 évoque la mise en œuvre d’un « plan Thémis pour une administration rapide de la justice » qui implique notamment que les chefs de corps soient « non seulement responsables de la gestion du personnel mais aussi du fonctionnement financier de leur siège ou de leur parquet, et ce sur la base d’une enveloppe attribuée »[3].
En juin 2005, sur proposition de la Ministre de la Justice Onkelinx, le Conseil des Ministres adopte une première note d’orientation visant à la réforme de l’organisation judiciaire. Dans ce projet est souligné l’inadaptation de l’organisation des juridictions « à une gestion rationnelle des moyens, tenant à la fois à une forte centralisation au niveau du Service public fédéral Justice, à une trop grande dispersion des entités et au particularisme des structures mêmes des juridictions ».
Le plan est actualisé dans une note fondatrice du 10 mars 2006. Le but du Gouvernement est alors de « responsabiliser les autorités judiciaires par une décentralisation de la gestion financière et budgétaire des services judiciaires et de la gestion des ressources humaines ». Son optique est alors de mettre en place des structures de gestion distinctes auprès du parquet et du siège, au niveau des arrondissements et des ressorts, d’accorder des budgets à ces organes de gestion, de donner aux chefs de corps un véritable pouvoir en matière de gestion du personnel et de consacrer la mobilité des magistrats au niveau du ressort des cours d’appel[4].
Le plan prévoit la décentralisation progressive de quatre catégories de compétences : le budget (confection, gestion, exécution), la gestion des ressources humaines (magistrat et non-magistrat), les frais de justice, les bâtiments et matériels[5].
Le 20 juillet 2006, une loi est adoptée instaurant « la Commission de Modernisation de l'Ordre judiciaire et le Conseil général des partenaires de l'Ordre judiciaire ». La mission de cette commission est notamment de « mener une réflexion générale portant sur la modernisation de la gestion de l'Ordre judiciaire » et d’ « organiser et mener une réflexion portant sur les structures des organes de gestion du pouvoir judiciaire et les fonctions judiciaires »[6].
La création de la Commission de Modernisation de l’Ordre judiciaire est la seule réalisation concrète du plan Thémis. Pour diverses raisons, la réforme s'enlise et ne donne lieu à aucune réforme d’envergure avant la fin de la législature. Ses options ne sont en définitive pas reprises lors des réformes envisagées la législature suivante[7].
3. L’accord de Gouvernement du 18 mars 2008 mentionne, de manière synthétique, « l’informatisation, l’autonomie de gestion et la formation » de la justice, qui doivent, « à court terme », lui procurer « des instruments modernes devenus depuis longtemps courants ailleurs »[8].
Si en avril 2008 la note de politique générale du Ministre Vandeurzen fait à peine référence à une éventuelle autonomie de gestion[9], le Ministre De Clerck - qui remplace Monsieur Vandeurzen en cours de législature - propose quelques mois plus tard une vaste réorganisation de la gestion de l’appareil judiciaire.
Sa note d’orientation « Vers une nouvelle architecture de la Justice »[10] comprend certaines différences notables par rapport aux options reprises dans le plan Thémis. Le projet envisage notamment de réformer le paysage judiciaire aux fins de rassembler les arrondissements dans 16 ensembles plus grands, comportant plusieurs lieux d’audience entre lesquels les magistrats seraient mobiles.
La décentralisation est toujours présente, mais le projet prévoit aussi la création de structures faitières propres au siège (Collège du siège) et au ministère public (Collège des procureurs généraux, auquel de nouvelles compétences doivent être octroyées). Un « Service Commun de Gestion » (SCG), fondé sur des services du SPF Justice « autonomisés », doit devenir la « plateforme commune pour le siège, le ministère public et le ministre de la Justice, au sein de laquelle ils agiront en partenariat et s’occuperont de manière collective des directives et du fonctionnement ». Des contrats de gestion doivent être conclus, « entre le ministre de la Justice, les collèges et le SCG, entre le SCG et les entités individuelles, ainsi qu’entre les entités individuelles entre elles ». Ces contrats doivent être des « instruments directifs » qui « lient l’octroi de moyens à la réalisation d’objectifs déterminés ».
Le principe du management intégral, qui « implique que la responsabilité pour la gestion et la politique se situe entre les mêmes mains, de manière à pouvoir décider de manière autonome de l’affectation du personnel et des moyens alloués et à pouvoir également être appelé à se justifier à ce sujet »[11] est invoqué pour la première fois dans le cadre des réformes, même si cette logique était déjà bien présente dans le plan Thémis.
4. Une nouvelle fois, ce projet ambitieux n’aboutit pas dans le courant de la législature.
Qu’à cela ne tienne, l’accord de Gouvernement conclu en décembre 2011, à l’issue de la plus longue crise politique qu’ait connue le pays, contient lui aussi le principe d’une importante révision de l’organisation judiciaire[12].
Le texte de l’accord n’est, quant à cette question, long que de quelques lignes, mais sa portée reste ambitieuse. L’objectif, comme toujours serait-on tenté d’écrire, est de rendre la Justice plus rapide et plus efficace. Pour ce faire, certaines options importantes du plan du Ministre De Clerck sont reprises. Il est essentiellement décidé de réduire le nombre d’arrondissements judiciaires, d’augmenter la mobilité des magistrats entre les différents arrondissements et d’accorder une autonomie de gestion à des organes de l’Ordre judiciaire.
La volonté des partis de la majorité est de mettre en place une « structure unique », au niveau de chaque arrondissement ou de chaque ressort, responsable de la gestion « des budgets, du personnel et des moyens matériels, ainsi que de la mobilité horizontale du personnel et d’une meilleure valorisation de l’expertise ». Il est aussi prévu qu’un « accord de gestion » soit conclu avec chacune de ces entités, contenant des objectifs clairs et opérationnels, assorti de crédits de fonctionnement.
5. Les deux premiers aspects de l’accord de Gouvernement sont traduits dans la réalité par la loi du 1er décembre 2013 « portant réforme des arrondissements judiciaires et modifiant le Code judiciaire en vue de renforcer la mobilité des membres de l'Ordre judiciaire ».
Le troisième aspect de l’accord donne lieu à la loi du 18 février 2014 relative à l’introduction d’une gestion autonome pour l’organisation judiciaire (ci-après, loi du 18 février 2014).
6. Malgré le caractère fondamental de la réforme pour le fonctionnement de la Justice, l’avant-projet de loi visant à accorder une autonomie de gestion à l’Ordre judiciaire est rédigé et adopté dans une certaine précipitation.
Le Conseil supérieur de la Justice, compétent pour rendre des avis sur le fonctionnement de l’ordre judicaire[13], est sollicité par un courrier du 31 mai 2013 pour qu’il rende un avis pour le 30 juin 2013[14]. Le Conseil consultatif de la magistrature, qui a pour mission « de donner des avis et de se concerter avec ces instances sur tout ce qui se rapporte au statut, aux droits et aux conditions de travail des juges et des officiers du ministère public »[15], est interrogé dans des conditions comparables, puisqu’il mentionne dans son avis du 20 juin 2013 avoir reçu la demande d’avis de la Ministre par courrier électronique du 3 mai 2013 « accompagné d’un projet de texte sans exposé des motifs », puis avoir reçu « des versions successives de l’avant-projet et de l’exposé des motifs, les 14 et 30 mai 2013 ».
Dans le cadre des discussions parlementaires, la Ministre Turtelboom va toutefois contester la relative absence de concertation dans la préparation de la loi, en indiquant notamment « que les nombreuses idées et pistes de réflexion relatives à la gestion autonome de l’organisation judiciaire ont été évaluées par un groupe de réflexion informel. Les textes ont été rédigés par un comité de pilotage qui se composait non seulement de membres du cabinet et du SPF Justice, mais aussi de représentants tant du siège que du ministère public. Un membre du CSJ a été associé aux discussions informelles sur l’avant-projet ». A son estime, « la nécessaire concertation a donc bien eu lieu »[16].
La Section de législation du Conseil d’Etat, consultée le 10 juin 2013, a quant à elle été sommée de rendre son avis sur l’avant-projet de loi dans les 30 jours de sa saisine, conformément à l’article 84, §3, des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat.
L’avis du Conseil d’Etat a, en conséquence, été rendu le 11 juillet 2013[17].
7. Le projet de loi « relatif à l’introduction d’une gestion autonome pour l’Organisation judiciaire » est finalement déposé à la Chambre le 14 octobre 2013.
Les objectifs affichés du projet de loi sont ceux repris dans l’accord de Gouvernement. Il s’agit de transférer la responsabilité de la gestion des budgets et du personnel au pouvoir judiciaire, « afin de permettre une justice moderne, accessible et rapide »[18].
Les moyens mis en œuvre pour attribuer cette autonomie de gestion à l’Ordre judiciaire sont de plusieurs ordres.
D’abord, des organes nouveaux sont créés au niveau national et au niveau de chaque entité judiciaire, selon un modèle dual, c'est-à-dire dans le respect de la différence existant entre le siège et le Ministère public. Ces organes sont supposés recevoir des compétences en matière de gestion, dans le cadre d’une forme de subsidiarité. Des administrations spécifiques sont par ailleurs créées pour appuyer cette gestion.
Ensuite, des dispositions prévoient la manière dont seront répartis les moyens visant au fonctionnement de l’Ordre judiciaire.
Enfin, plusieurs instruments visant au contrôle de la gestion des moyens par les organes de l’Ordre judiciaire sont mis en place.
§2. Une réforme inachevée
8. Il peut paraître étrange de débuter l’explication du contenu d’une loi par l’exposé de ce qui en est absent.
La Ministre de la Justice a cependant elle-même présenté le caractère évolutif de la réforme comme étant une des lignes directrices du projet de loi. Dans l’exposé des motifs, la loi est même qualifiée de « loi cadre », de nombreuses mesures d’exécution étant nécessaires à son entrée en vigueur[19]. Dans le même sens, le Gouvernement a souligné qu’il envisageait la réforme comme « une étape initiale » importante vers l’autonomisation de la gestion de l’organisation judiciaire[20], précisant que le projet n’avait pas pour ambition d’élaborer dans les détails un modèle de gestion définitif[21].
Le caractère inachevé de la réforme est donc pleinement assumé par le législateur.
Cette ambition limitée du projet est justifiée, dans les travaux parlementaires, par le constat que la capacité de gestion n’est pas suffisamment présente au sein de l’organisation judiciaire et que « développer une gestion autonome au sein de l’organisation judiciaire est un travail de longue haleine ». Pour le Gouvernement, il convient donc, avant de transférer la responsabilité de gestion, que les connaissances en matière de management, ainsi que l’organisation, les structures et les instruments d’appui soient développés[22].
9. La loi du 18 février 2014 n’est donc pas suffisante, à elle seule, pour transférer la gestion du service public de la Justice aux organes nouvellement créés au sein de l’organisation judiciaire.
La loi comporte d’abord d’importantes délégations vers le Roi, chargé d’exécuter plusieurs aspects primordiaux de la réforme.
Le Roi doit par exemple déterminer, par arrêté délibéré en conseil des ministres et après avis des Collèges et du Service public fédéral Justice, les « matières de gestion commune », c'est-à-dire « les matières pour lesquelles les moyens utilisés sont communs, les matières dans lesquelles le siège, le ministère public et, le cas échéant, le Service public fédéral Justice sont à ce point liés qu'elles ne peuvent pas être uniquement gérées par le siège, par le ministère public ou par le Service public fédéral Justice, ou les matières pour lesquelles le siège, le ministère public et, le cas échéant, le Service public fédéral Justice prônent une gestion commune compte tenu de leur ampleur ou des gains en efficacité ». Ces matières seront « gérées conjointement soit par les deux Collèges, soit par les deux Collèges avec le Service public fédéral Justice »[23].
Le Roi doit aussi déterminer les modalités de fonctionnement et d'organisation des deux services d’appui commun (administrations créées auprès des collèges)[24].
La délégation la plus importante – et la plus sujette à discussion - accordée au Roi se trouve toutefois dans l’article 41 de la loi du 18 février 2014, qui autorise le Roi à déterminer « l’ampleur, le phasage et les modalités selon lesquels les compétences » de gestion sont concrètement transférées aux organes prévus par la loi. Cette disposition doit être mise en parallèle avec l’imprécision générale du reste de la loi quant au contenu des compétences de gestion transférées, et à l’impossibilité actuelle de déterminer ce que va gérer chaque autorité une fois la réforme achevée[25].
L’article 41 précité est repris dans le chapitre de la loi consacré aux « dispositions transitoires ». Sa portée est toutefois plus hybride.
On peut certes déduire de cet article que les interventions du Roi, dans le cadre du transfert de la compétence de gestion, seront à sens unique, en ce sens qu’une fois le transfert effectué vers les nouveaux organes de l’Ordre judiciaire, le Roi ne disposera plus de la compétence de revenir sur ce transfert. Seule une nouvelle intervention législative pourrait ramener une matière de gestion dans le giron du pouvoir exécutif. De ce point de vue, la disposition peut être qualifiée de « transitoire »[26].
Toutefois, la délégation accordée au Roi vise à lui permettre d’achever la réforme et même d’en déterminer l’ « ampleur », c’est à dire son exacte portée. Cette délégation de pouvoir dépasse les objectifs généralement assignés aux dispositions transitoires, d’autant qu’aucune limite dans le temps n’est imposée au Roi pour effectuer cette transition.
10. L’importance de cette délégation pose question au regard du principe, de valeur constitutionnelle, de légalité de l’organisation judiciaire généralement déduit des articles 146, 152, alinéa 1er, 154, 155 et 157 de la Constitution[27]. Ce principe constitutionnel rejoint l’un des principes contenus dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (…) ». Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l'introduction du terme « établi par la loi » dans l'article 6 de la Convention a pour objet d'éviter que l'organisation du système judiciaire ne soit laissée à la discrétion de l'exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du parlement[28].
Il appartient donc bien en principe à la loi, et non au pouvoir exécutif, de régler l’organisation judiciaire.
Pour la Cour constitutionnelle, dans les matières où la Constitution impose l’intervention du législateur, une délégation conférée à une autre autorité n’est pas contraire au principe de légalité, pour autant qu’elle soit définie de manière suffisamment précise et qu’elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur[29].
Une délégation de pouvoir au Roi lui permettant de déterminer « l’ampleur » de l’autonomie de gestion concrètement accordée aux nouveaux organes créés au sein de l’Ordre judiciaire, n’apparaît a priori pas conforme à ce principe. Il appartiendra toutefois à la Cour constitutionnelle de trancher définitivement cette question, dont elle est saisie[30].
11. Quelle que soit la décision de la Cour constitutionnelle, il importe toutefois de constater qu’à l’heure actuelle, il est impossible de déterminer « l’ampleur » du transfert de compétence de gestion qui sera opéré. Cette ampleur relève du seul pouvoir exécutif.
12. Le caractère inachevé de la réforme apparaît également dans l’article 27 de la loi, insérant un article 185/8 dans le Code judiciaire.
Cet article prévoit qu’une loi devra déterminer « les modalités de financement des entités judiciaires ainsi que la manière dont les moyens pécuniaires sont gérés par les Collèges ou par le comité de direction de la Cour de Cassation ».
Les modalités de financement des entités judiciaires, c'est-à-dire notamment les critères selon lesquels les moyens seront dirigés vers l’une ou l’autre entité du siège ou du ministère public, constituent probablement l’une des questions les plus fondamentales de la réforme. La loi du 18 février 2014 ne fixe à cet égard que quelques vagues principes, qui seront détaillés plus bas[31].
13. Le caractère inachevé de la réforme n’a pas échappé au Conseil Supérieur de la Justice. Celui-ci a souligné, mais en vain, que « vu l’importance de cet avant-projet pour le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire […] les aspects fondamentaux de la gestion de l’Ordre judiciaire devraient être réglés expressément par le législateur et […] ne devraient de préférence pas être confiés au pouvoir exécutif »[32].
La Conférence permanente des chefs de corps a, quant à elle, déploré l’étendue des pouvoirs d’exécution accordés au Roi et le fait que « des notions fondamentales ne sont abordées qu’en termes généraux et abstraits », les matières dont la gestion sera transférée au pouvoir judiciaire n’ayant « aucun contenu concret »[33].
14. Il est en tout cas clair que la réforme ne pourra véritablement être mise en œuvre que si les majorités gouvernementales actuelle et à venir la soutiennent. Cela semble actuellement être le cas, puisque selon le récent accord de Gouvernement, « la réforme du paysage judiciaire entamée au cours de la précédente législature sera poursuivie. Le gouvernement l’évaluera, l’achèvera et le cas échéant la corrigera »[34].
Notons toutefois que l’essentiel de la loi du 18 février 2014 est entré en vigueur le 1er avril 2014[35], même si les différents articles du chapitre IV, intitulé « Des contrats de gestion et des plans de gestion », du Titre IV du Code judiciaire n’entreront en vigueur qu’à une date déterminée par le Roi[36].
A titre transitoire, les collèges et les comités de direction existent, mais n’exercent pas encore concrètement de pouvoirs de gestion. La loi précise que les collèges reçoivent « pour leur propre fonctionnement une enveloppe de fonctionnement au moyen de crédits inscrits au budget administratif du Service public fédéral Justice »[37].
§3. La création de nouveaux organes de l’Etat belge au sein de l’Organisation judiciaire
a) Les collèges et les comités de direction
15. Le transfert de l’autonomie de gestion des moyens de fonctionnement généraux est avant tout fondé sur la création de nouveaux organes de l’Etat belge au sein de l’Ordre judiciaire, et sur l’attribution de la responsabilité de gestion à ces nouveaux organes.
16. L’article 180 du Code judiciaire prévoit d’abord la création d’ « entités judiciaires », correspondant aux cours d'appel, cours du travail, tribunaux et justices de paix (pour ce qui concerne le siège) et aux parquets généraux, parquets du procureur du Roi, auditorats du travail et parquet fédéral (pour ce qui concerne le ministère public).
Les entités judiciaires sont « responsables de la gestion des moyens de fonctionnement généraux qui leur sont alloués ». Chacune est pourvue d’un « comité de direction », dont la composition varie en fonction de l’entité considérée, mais qui est invariablement présidée par le chef de corps.
17. Le comité de direction est l’organe chargé de la gestion des moyens de l’entité judiciaire. On relève toutefois l’utilisation regrettable de termes parfois contradictoires dans la loi. Elle mentionne que le comité de gestion « assiste » le chef de corps « dans la direction générale, l'organisation et la gestion de l'entité judiciaire »[38], ce qui tend à indiquer que le chef de corps exerce le pouvoir de gestion. Dans le même sens, la loi précise que le comité de direction « décide par consensus » mais qu’à défaut d'accord, c’est le chef de corps qui « décide »[39].
En revanche, lorsqu’elle prévoit une forme de tutelle sur les décisions de gestion prises au sein des entités judiciaires, la loi mentionne que chaque Collège « peut annuler une décision d'un comité de direction faisant partie de son organisation, s'il estime, après avoir entendu le comité de direction, que cette décision est contraire à une directive contraignante ou au plan de gestion »[40].
Les décisions des entités judiciaires en matière de gestion doivent donc être formellement prises par le comité de gestion, même si le chef de corps dispose en définitive d’une voix prépondérante.
18. Relevons que la Cour de cassation et le parquet de cassation constituent aussi des entités judiciaires mais, contrairement aux autres entités, elles ne sont pas fonctionnellement en lien avec l’un ou l’autre collège.
19. Outre les entités judiciaires, la loi prévoit la création au niveau national d’un Collège des cours et tribunaux chargé d’assurer le « bon fonctionnement général du siège », et d’un Collège du ministère public, chargé quant à lui de prendre « dans les limites de ses compétences (…) toutes les mesures nécessaires à la bonne gestion du ministère public ».
Le Collège des cours et tribunaux et le Collège du ministère public doivent être paritaires sur le plan linguistique.
Le Collège des cours et tribunaux est composé de trois premiers présidents de cour d'appel, d'un premier président de cour du travail, de trois présidents de tribunal de première instance, d'un président de tribunal de commerce, d'un président de tribunal du travail et d'un président de justices de paix et de tribunaux de police. Ces divers représentants sont élus par les chefs de corps des cours d'appel, des cours du travail et des tribunaux pour un terme de cinq ans[41].
Le Collège du ministère public est composé des cinq procureurs généraux près les cours d'appel, du procureur fédéral et de membres élus représentant le Conseil des procureurs du Roi et le Conseil des auditeurs du travail[42].
b) Les compétences des nouvelles autorités
20. La loi ne définit pas avec précision les matières de gestion « transférées » aux entités judiciaires d’une part ou aux Collèges d’autre part.
21. Concernant les entités judiciaires, la loi prévoit simplement qu’elles sont « responsables de la gestion des moyens de fonctionnement généraux qui leur sont alloués »[43], que chaque entité doit rédiger un plan de gestion qui « décrit les activités prévues de l'entité judiciaire pour les trois années à venir ainsi que les moyens requis pour son fonctionnement » et que c’est notamment sur base de ce plan de gestion que les entités judiciaires recevront un financement[44].
Cette description ne dit rien des responsabilités de gestion qui seront concrètement exercées.
22. La loi donne par contre, en des termes très généraux, un descriptif des compétences devant revenir aux Collèges.
Ils doivent d’abord, aux termes de l’article 180 du Code judiciaire, assurer l’appui à la gestion des entités judiciaires, et en assurer la surveillance[45].
Le Collège du siège doit par ailleurs « assurer le bon fonctionnement général du siège » et doit notamment prendre des « mesures » qui « garantissent une administration de la justice accessible, indépendante, diligente et de qualité en organisant entre autres la communication, la gestion des connaissances, une politique de qualité, les processus de travail, la mise en œuvre de l'informatisation, la gestion stratégique des ressources humaines, les statistiques, la mesure et la répartition de la charge de travail » [46].
Le Collège du Ministère public doit quant à lui prendre « toutes les mesures nécessaires à la bonne gestion du ministère public » et doit rechercher « la qualité intégrale, notamment dans le domaine de la communication, de la gestion des connaissances, de la politique de qualité, des processus de travail, de la mise en œuvre de l'informatisation, de la gestion stratégique des ressources humaines, des statistiques, ainsi que de la mesure et de la répartition de la charge de travail afin de contribuer à une administration de la justice accessible, indépendante, diligente et de qualité » [47].
Il faut toutefois relever que le Collège des procureurs généraux reste seul responsable, sous l’autorité du Ministre de la Justice, de la mise en œuvre et de coordination de la politique criminelle[48]. Le Collège du ministère public est dès lors en outre chargé de « la gestion en exécution de la politique criminelle déterminée par le Collège des procureurs généraux conformément à l'article 143bis, § 2 ».
Les indications qui précèdent permettent de déduire que la compétence des collèges en matière de gestion devrait être large, mais elles ne permettent pas de donner un contenu concret aux matières de gestion qui reviendront à ces nouveaux organes.
23. Une remarque doit être formulée à ce stade quant à l’idée même que la compétence octroyée aux collèges est le résultat d’un simple transfert des prérogatives auparavant exercées par l’exécutif.
La réforme ne se limite en réalité pas à un tel transfert. Des compétences inédites sont créées et confiées aux nouveaux organes de l’Ordre judiciaire.
L’exécutif n’a ainsi jamais été compétent pour prendre des mesures visant à assurer une « politique de qualité » ou des « processus de travail » au sein de l’Ordre judiciaire, singulièrement au sein des cours et tribunaux.
Les articles 181 et 184 du Code judiciaire semblent donc ouvrir la porte à la mise en œuvre d’une forme de « politique judiciaire » au niveau national, par chaque collège, bien entendu distincte de la politique de gestion qu'exerce le chef de corps sur la juridiction qu’il dirige. Il s’agit d’une nouveauté, en particulier pour le siège[49].
Auparavant, les objectifs assignés au siège ne pouvaient faire l'objet que de mesures structurelles, prises par le législateur. Par exemple, le législateur pouvait prendre des mesures pour lutter contre l'arriéré judiciaire en augmentant les cadres de certaines juridictions, en imposant aux juges de rendre un jugement dans le mois de la clôture des débats, ou en modifiant le Code judiciaire pour prévoir l'obligation de fixer un calendrier judiciaire lors de l'audience d'introduction. Désormais, le siège et le ministère public sont tous deux dotés d’un organe stratégique compétent pour prendre des mesures favorisant leur « bon fonctionnement », et ce au regard d’objectifs fixés à l’issue d’une négociation avec le Ministre de la Justice.
24. Comme mentionné précédemment, l’imprécision qui règne à l’heure actuelle dans la définition de la compétence de gestion des nouveaux organes est liée à la volonté du législateur de donner à la réforme un caractère évolutif, l’absence actuelle de capacité technique au sein de l’Ordre judiciaire empêchant le transfert immédiat de la responsabilité de gestion.
25. Le flou dans cette définition des compétences est supposé prendre fin de deux manières.
D’une part, l’article 41 de la loi, présenté comme une mesure transitoire, attribue au Roi le soin de fixer « l'ampleur, le phasage et les modalités selon lesquels les compétences visées dans la présente loi sont transférées du Service public fédéral Justice aux Collèges ou à la gestion commune visée à l'article 185/1 du Code judiciaire ».
Les compétences transférées aux fins d’assurer une autonomie de gestion à l’organisation judiciaire seront donc décidées en temps voulu, et de manière progressive, par le pouvoir exécutif. Il faut déjà relever à cet égard que le transfert de compétences que va réaliser le Roi s’effectuera exclusivement vers les Collèges, et non vers les entités judiciaires. Nous y reviendrons plus bas lors de l’examen de la décentralisation opérée par la réforme.
D’autre part, la loi prévoit que le contrat de gestion que le Ministre de la Justice doit conclure avec chacun des deux collèges doit notamment régler « la description des activités que le Collège exécute conformément à l'article 181 ou l'article 184, § 1er » et « les objectifs qui peuvent être liés aux moyens octroyés en matière de gestion et d'organisation pour l'ensemble des cours et tribunaux ou le ministère public ».
Le contrat de gestion apparaît dès lors, via la « description des activités » exécutées par les Collèges, destiné à préciser les compétences que ceux-ci vont exercer. La question de la compatibilité de cette manière de procéder au regard du principe de légalité de l’organisation judiciaire peut bien entendu être posée.
Le contrat de gestion – conclu entre le Ministre et l’un et l’autre Collège - devrait-il aussi, dans l’esprit du législateur, servir à préciser les compétences des entités judiciaires ? Ceci n’apparaît pas totalement exclu au regard du fait que le contrat de gestion doit notamment contenir la définition des « moyens que l'autorité octroie à l'ensemble des cours et des tribunaux ou au ministère public pour leur fonctionnement »[50]. Ceci suppose en tout cas qu’au plus tard au moment de la conclusion du contrat, les parties aient une idée précise des aspects de la gestion confiés à ces entités.
26. En l’état, la loi ne permet donc pas de déterminer quels seront, à terme, les aspects de gestion concrètement gérés au niveau national et au niveau des entités. La loi réserve au Roi la possibilité de déterminer des matières de gestion commune aux deux collèges ou aux deux collèges et au SPF Justice[51], mais elle reste muette s’agissant de déterminer les limites des compétences respectives des collèges et des entités.
c) Un lien de subsidiarité entre les nouveaux organes ?
27. La Ministre de la Justice a exposé, lors des discussions parlementaires, qu’une des lignes directrices de la réforme était l’organisation d’un mode de gestion moderne « dont la philosophie de base est que la gestion est confiée au niveau capable d’évaluer au mieux les besoins, c’est-à-dire le plus près possible du tribunal concerné, particulièrement au niveau des nouveaux arrondissements, mais de manière plus centrale pour les besoins qui doivent être déterminés et gérés collectivement »[52].
A lire cette déclaration, l’on pourrait penser que la figure centrale de la réforme est l’entité judiciaire, organe décentralisé, qui devrait entretenir avec le collège dont elle dépend une relation empreinte de subsidiarité[53]. Les entités devraient donc se charger de l’essentiel de la gestion, le rôle des collèges se limitant à appuyer le travail des entités et à gérer les matières pour lesquelles il apparaît préférable d’assurer une gestion commune à toutes les entités du pays[54].
Une telle logique serait du reste conforme à l’accord de Gouvernement, dans lequel il n’était nullement question de la création d’une nouvelle structure centrale, mais bien de la « mise en œuvre d’une organisation unifiée pour la gestion des tribunaux, par arrondissement ou par ressort », de la responsabilité de cette structure unique dans « la gestion des budgets, du personnel et des moyens matériels, ainsi que de la mobilité horizontale du personnel et d’une meilleure valorisation de l’expertise » et de la conclusion d’un contrat de gestion par arrondissement, contenant « des objectifs clairs et opérationnels »[55].
La lecture de la loi ne confirme toutefois pas cette logique de décentralisation.
28. Comme déjà indiqué, la description des compétences des Collèges, bien qu’imprécise, apparaît très large dans la loi du 18 février 2014 alors que les compétences des entités sont à peine esquissées. Le transfert de la compétence de gestion, dont l’ampleur et le rythme sera fixé par l’exécutif, se fera uniquement vers les Collèges, et non vers les entités[56]. Sur le plan budgétaire, les modalités du financement des entités ont été postposées à une loi ultérieure (voir le point 25).
L’exposé des motifs précise qu’ « un transfert immédiat de la responsabilité de gestion vers les entités locales n’est […] actuellement pas possible ni souhaitable »[57], ce qui explique probablement que les entités judiciaires ne sont pas, à ce stade, supposées recevoir de réels moyens de gestion.
Il n’est donc notamment pas prévu qu’un personnel spécifique soit octroyé aux entités pour assurer une gestion autonome. Des services d’appui – en d’autres termes des administrations - sont créés, notamment pour assister les comités de direction dans leurs tâches, mais ils sont organiquement attachés aux deux Collèges.
A priori, l’octroi aux entités judiciaires d’un personnel spécifique à la gestion nécessitera soit une évolution législative, soit une mise en œuvre généralisée de l’article 158 du Code judiciaire, qui prévoit déjà, depuis une loi du 25 avril 2007 prise dans le contexte du plan « Thémis », la possibilité de créer un « service d’appui » auprès des juridictions et parquets.
Quoiqu’il en soit, sur le plan législatif, la décentralisation promise depuis le plan Thémis et confirmée dans l’accord de Gouvernement 2011 reste à un stade embryonnaire.
Les entités existent, mais on n’aperçoit pas leurs compétences, ni les moyens humains et financiers dont elles pourront disposer.
29. La renonciation actuelle à mettre en œuvre une véritable décentralisation, et ce en dépit de l’accord de Gouvernement, a été parfaitement souligné par le Conseil supérieur de la Justice dans son avis du 1er juillet 2013. Celui-ci a même regretté que l’avant-projet de loi ne soit « qu’une variation sur le modèle d’administration centraliste existant, qui est donc maintenu et favorise la déresponsabilisation » et que « les avantages d’échelle découlant de la fusion des arrondissements, le cas échéant augmentés des avantages d’un tribunal unique, ne profitent donc pas à la réalisation d’une réelle autonomie de gestion à la base »[58].
Le Conseil supérieur de la Justice dénonce une trahison des intentions affichées par le Gouvernement dans le cadre de la réforme des arrondissements judiciaires :
« Ce «changement d’approche » qui saute aux yeux à la lecture plus approfondie de l’avant-projet, donne également un tout autre éclairage sur le projet de loi Arrondissements et Mobilité. L’agrandissement des arrondissements et la mobilité des magistrats ne sont en effet pas un but en soi mais un moyen, comme le gouvernement l’expose lui-même à juste titre (…) de créer l’environnement propice à la décentralisation et à la responsabilisation. C’est donc précisément sous cette perspective que tous les avis, également ceux du Conseil supérieur, ont été examinés. Or cette perspective a justement été abandonnée, de sorte que les avis en question et probablement également le résultat des travaux du Parlement, ont été totalement isolés de leur contexte »[59].
Pour le CSJ, l’absence de véritable décentralisation ruine en réalité tous les aspects de la réforme (réforme du paysage judiciaire, mobilité et autonomie de gestion).
30. Si l’intention du législateur était de décentraliser la gestion de l’organisation judiciaire, force est de constater que le texte qu’il a adopté manque cet objectif. En l’état actuel de la réforme, les figures centrales, presque exclusives, de la gestion autonome sont le Collège du ministère public et le Collège du siège.
d) Le lien de tutelle entre les nouveaux organes
31. L’un des rôles assigné aux Collèges est le soutien à la gestion des entités judiciaires[60]. Le soutien apporté par les Collèges devrait être essentiellement technique, puisqu’ils disposeront chacun d’une administration – les services d’appui - dédiée à la gestion du siège et du ministère public[61].
Pour le surplus, les liens qui sont créés entre, d’une part, le Collège des cours et tribunaux et les entités judiciaires du siège et, d’autre part, le Collège du ministère public et les entités du ministère public, révèlent l’existence d’une véritable relation de tutelle.
Le Conseil supérieur de la Justice qualifie quant à lui cette relation de « quasi-hiérarchique »[62].
L’article 181 du Code judiciaire prévoit que le Collège des cours et tribunaux doit prendre des mesures pour assurer le bon fonctionnement du siège, et qu’il peut, pour ce faire, adresser des « recommandations » et des « directives contraignantes » aux différents comités de direction. L’article 184 du Code judiciaire prévoit en substance la même chose pour le Collège du ministère public.
Les directives contraignantes sont l’expression d’une sorte de pouvoir réglementaire, purement interne à l’Ordre judiciaire[63], reconnu aux Collèges à l’égard des comités de direction. Le commentaire de l’article 10 de la loi, réinsérant un article 181 dans le Code judiciaire, explique à cet égard que « le Collège des cours et tribunaux ne peut donner des directives qu’à tous les tribunaux ou parquets, éventuellement d’un type spécifique, mais pas à un seul tribunal. Les collèges ont la tâche de gérer l’ensemble des juridictions ou le ministère public. On veut ainsi éviter que le collège vise une entité individuelle et prenne la place du comité de direction »[64].
Le Conseil d’Etat s’est interrogé sur le statut juridique précis des directives contraignantes[65], sans que cela suscite de réaction particulière de la part du législateur.
32. En dehors des recommandations et des directives contraignantes, la loi prévoit la possibilité, pour chaque Collège, d’annuler la décision d’un comité de direction qui s’avérerait contraire aux directives contraignantes ou au plan de gestion de l’entité[66].
Il s’agit là d’une véritable tutelle d’annulation exercée par les Collèges sur les entités judiciaires, généralement caractéristique de la relation pouvant exister entre un organe central et un pouvoir subordonné.
33. Ensuite, il appartient aux Collèges de répartir entre les entités judiciaires les moyens mis à la disposition de l’Ordre judiciaire par l’exécutif. La clé de répartition de ces moyens est à ce jour inconnue, à défaut d’être précisée par la loi (voir le point 39).
Enfin, chaque entité doit rendre compte de sa gestion auprès de son collège, dans les conditions de l'article 185/9 du Code judiciaire.
34. Notons que l’article 185/7 du Code judiciaire prévoit que « si une décision du Collège concernant la répartition des moyens met manifestement en péril l'administration de la justice dans une entité judiciaire, le comité de direction concerné peut introduire un recours auprès du ministre de la Justice ». Le ministre dans ce cas là se substitue au Collège concerné et « décide de la répartition des moyens après avoir entendu les deux parties ».
Ce droit de recours administratif dont disposent les comités de direction constitue moins une atténuation du pouvoir de tutelle qu’exercent les Collèges sur les entités, qu’une affirmation du pouvoir de tutelle qu’exerce le Ministre sur les Collèges…
§4. Les modalités du financement
35. Sur le plan budgétaire, l’objectif de la réforme est qu’à terme, les moyens de fonctionnement, au sens large du terme, « soient mis sous forme de moyens budgétaires à la disposition des collèges et des entités judiciaires sur la base des contrats de gestion conclus et des plans de gestion »[67].
A ce stade cependant, les principes de la répartition des moyens entre les différentes nouvelles autorités restent flous.
a) Le contrat de gestion
36. L’article 185/4 du Code judiciaire prévoit la conclusion, tous les trois ans, d’un « contrat de gestion » entre le Ministre de la Justice et chacun des deux collèges, « pour la gestion de leur organisation respective »[68].
Le contrat de gestion doit être adopté à l’issue d’une négociation entre le collège concerné et le Ministre de la Justice[69]. Il doit reprendre les « accords relatifs aux objectifs pour l'organisation judiciaire et aux moyens mis à cet effet à la disposition de l'organisation judiciaire par le ministre de la Justice ».
L’article 185/4, §2, du Code judiciaire mentionne que le contrat de gestion doit « régler » diverses matières. Il doit à la fois décrire les activités de chaque Collège dans le cadre des compétences qui lui sont confiées, énoncer les objectifs liés aux moyens octroyés en matière de gestion et d'organisation des cours et tribunaux ou du ministère public, définir les moyens que l’exécutif octroie « à l'ensemble des cours et des tribunaux ou au ministère public pour leur fonctionnement » et les moyens octroyés à chacun des Collèges pour leur fonctionnement propre et enfin fixer « le mode de mesure et de suivi de la réalisation du contrat de gestion et les indicateurs utilisés à cet effet ».
L’article 185/8, §1er, du Code judiciaire prévoit aussi, de manière partiellement redondante, que le ministre de la Justice peut, par le biais des contrats de gestion, « transférer une enveloppe de fonctionnement à chaque Collège au moyen de crédits destinés à cet effet, inscrits au budget administratif du Service public fédéral Justice pour, d'une part, le fonctionnement propre et, d'autre part, le fonctionnement des entités judiciaires ».
37. Les contrats de gestion sont donc notamment destinés à chiffrer les moyens mis à la disposition des collèges et des entités. Ceux-ci seront liés aux objectifs assignés par le Ministre de la Justice à chacun des collèges.
La question de la conformité de la figure du contrat de gestion avec le principe général de la séparation des pouvoirs, s’agissant d’une convention conclue entre le pouvoir exécutif et des organes du pouvoir judiciaire, sera examinée plus bas.
b) La répartition des budgets entre les entités
38. Le contrat de gestion conclu entre le Ministre de la Justice et chaque Collège doit déterminer notamment « les moyens que l'autorité octroie à l'ensemble des cours et des tribunaux ou au ministère public pour leur fonctionnement »[70].
Le contrat de gestion conclu avec l’un et l’autre Collège contiendra donc la mention de la somme globale octroyée par l’exécutif pour le financement des missions de l’ensemble des entités judiciaires. La répartition entre entités relèvera de la compétence des deux collèges.
Cette répartition ne relève toutefois pas d’un pouvoir purement discrétionnaire des Collèges. Deux principes sont d’ores et déjà posés par la loi du 18 février 2014.
39. Le premier principe se trouve dans l’article 185/6 du Code judiciaire qui prévoit que « les Collèges répartissent les moyens entre les entités judiciaires de leur organisation sur la base des plans de gestion des entités judiciaires » et que « dans le plan de gestion, des objectifs liés à la gestion et au fonctionnement des entités judiciaires sont associés aux moyens octroyés ».
Ce principe est très évanescent. Il est impossible, à la lecture de l’article 185/6, de déterminer quelles seront les clés de répartition entre les différentes entités des moyens mis à la disposition de la Justice.
L’article 185/8 du Code judiciaire prévoit à cet égard qu’une autre loi devra déterminer « les modalités de financement des entités judiciaires ainsi que la manière dont les moyens pécuniaires sont gérés par les Collèges ou par le comité de direction de la Cour de Cassation ».
La question du financement est donc tout simplement renvoyée à une loi ultérieure.
Il faut relever que l’article 25 de l’avant-projet de loi attribuait la compétence de fixer les modalités de financement des entités au Roi. La Section de législation du Conseil d’Etat avait cependant souligné que le principe selon lequel l’organisation des cours et tribunaux doit être réglée par la loi impliquait l’obligation de régler cette question essentielle dans le projet de loi lui-même. Le législateur a partiellement suivi cet avis, puisqu’il a retiré de son projet la délégation de pouvoir octroyée au Roi, mais qu’il a choisi de postposer cet aspect essentiel de la réforme à l’adoption d’une loi ultérieure.
Il est donc à ce stade impossible de préciser comment les moyens seront répartis entre les diverses entités. S’il apparaît constant que cette distribution devra tenir compte du plan de gestion de chaque entité, il est évident que les restrictions budgétaires imposées à la Justice depuis de nombreuses années impliquent que les entités ne pourront obtenir la totalité des moyens qu’elles sollicitent.
Des choix devront être posés, dans le respect des objectifs imposés par l’exécutif via le contrat de gestion.
40. Un second principe de répartition du budget entre les entités est fixé par l’article 185/6 du Code judiciaire.
Cet article prévoit que les moyens en personnel seront fonction de la charge de travail « uniforme et régulière sur la base de normes de temps nationales, telle que prévue à l'article 352bis, associée éventuellement à d'autres critères objectifs ». La loi prévoit en outre que « les résultats de la première mesure de la charge de travail donneront lieu, au plus tard le 31 décembre 2015 à une évaluation en vue d'une répartition plus objective des cadres entre les entités judiciaires. Cette mesure de la charge de travail sera répétée tous les cinq ans conformément à l'article 352bis du Code judiciaire »[71].
Ce deuxième principe est réellement primordial, tant il est certain que les dépenses de l’organisation judiciaire sont essentiellement des dépenses de personnel[72].
Les cadres des magistrats et du personnel judiciaire seront donc amenés à évoluer en fonction de la charge de travail des différentes entités. Le commentaire de l’article 45 donne dès lors l’explication suivante :
« Les moyens en personnel qui seront attribués aux entités judiciaires en première instance sont fixés par les lois de cadre existantes. Cependant les cadres pourront être redistribués en fonction des résultats de la mesure de la charge de travail en cours ou en préparation. Une mesure de la charge de travail est déjà effectuée pour les tribunaux du travail et les cours d’appel. La mesure de la charge de travail est en préparation pour les autres types de tribunaux »[73].
Il est également précisé que « le gouvernement évaluera les résultats de ces mesures de la charge de travail et redistribuera les cadres en fonction de ces résultats ».
Il va de soi cependant que la modification des cadres nécessitera, en réalité, un détour par le législateur. Cette modification devrait intervenir au détriment des entités judiciaires dont la mesure de la charge de travail aura révélé un nombre de dossier traités relativement moins important que les autres.
§5. Les liens entre l’exécutif et les nouveaux organes
41. La Ministre de la Justice Turtelboom a présenté le renforcement de la séparation des pouvoirs comme étant l’une des lignes directrice de la réforme.
De son point de vue, et en substance, en octroyant pour la première fois une autonomie de gestion au pouvoir judiciaire, la loi tend à diminuer la dépendance des parquets et des juridictions à l’égard du SPF Justice, et donc à renforcer l’indépendance de l’Ordre judiciaire[74]. Selon la Ministre, « la crainte que ce système mette davantage en péril l’indépendance des magistrats ne se justifie pas et est uniquement inspirée par la crainte du changement »[75].
La doctrine reconnaît effectivement qu’un organe de gestion autonome est susceptible d’être un facteur important d’indépendance « dans la mesure où il est capable de jouer un rôle d’amortisseur et d’interface entre les juridictions et le pouvoir politique et dans la mesure où les stratégies qu’il peut développer sont de nature à renforcer chez les magistrats un sentiment d’appartenance à une entité soumise à des impératifs spécifiques »[76].
S’agissant de la mise en œuvre de cette autonomie de gestion par la loi du 18 février 2014, l’affirmation de la Ministre Turtelboom selon laquelle la séparation des pouvoirs est renforcée doit être sérieusement nuancée.
La réforme maintient fermement l’emprise du pouvoir exécutif sur la détermination du budget de l’Ordre judiciaire. Elle crée, via l’instauration de contrats de gestion et de divers mécanismes de tutelle, un pouvoir de direction et de contrôle du pouvoir exécutif sur une forme de « politique judiciaire ».
a) La fixation des moyens de l’Ordre judiciaire
42. La fixation du budget de l’organisation judiciaire, à défaut d’une disposition légale ou constitutionnelle en sens contraire, a toujours dépendu directement du pouvoir exécutif.
La loi du 18 février 2014 a pour effet de maintenir cette compétence du pouvoir exécutif.
43. La réforme est toutefois l’occasion de relever que plusieurs juridictions et institutions belges bénéficient d’une forme d’indépendance budgétaire à l’égard du pouvoir exécutif.
L’article 20bis de la loi du 29 octobre 1846 relative à l'organisation de la Cour des comptes énonce ainsi que « les propositions budgétaires et comptes détaillés de la Cour des comptes pour lesquels est utilisé un schéma budgétaire et des comptes comparable à celui qui est utilisé par la Chambre des représentants, sont transmis, en vue de leur approbation, à la Chambre des représentants, qui contrôle également l'exécution du budget. Le total des crédits prévus au budget est inscrit à titre de dotation au budget général des dépenses de l'Etat ».
La Cour des comptes bénéficie donc d’une dotation, ce qui est un signe d’indépendance. Comme l’indique le Conseil d’Etat, « les dotations impliquent (…) en principe que les institutions qui les reçoivent jouissent d’une certaine autonomie. Le montant qui leur est accordé est en effet un montant global, qui n’est pas ventilé en allocations de base, et dont elles peuvent disposer sans être soumis aux contrôles que subissent les allocataires de subventions »[77].
L’article 123, §1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle prévoit aussi l’inscription des crédits nécessaires au fonctionnement de cette juridiction au budget des dotations. Selon la doctrine, l’attribution d’une dotation à la Cour d'arbitrage est révélatrice de l’autonomie qui lui est conférée, « l’autonomie financière conférée à la Cour était tout simplement nécessaire pour permettre à celle-ci d’exercer avec autorité son rôle initial, à savoir celui d’arbitre entre les différents législateurs en Belgique, doté du pouvoir d’annuler le cas échéant des dispositions législatives (ex tunc)»[78].
L’article 259bis22, §2, du Code judiciaire comporte un prescrit comparable au sujet du Conseil supérieur de la Justice, les travaux parlementaires liés à cette disposition précisant qu’ « en vue d'une large indépendance pour le financement des travaux du Conseil supérieur, le choix d'un système de dotation, analogue à celui en vigueur pour la Cour d'Arbitrage, est un élément crucial pour le fonctionnement de ce Conseil »[79].
Les médiateurs fédéraux disposent également d’un budget propre. L’article 18 de la loi du 22 mars 1995 instaurant des médiateurs fédéraux prévoit, à l’image de ce qui est prévu pour le Conseil supérieur de la Justice, que « sans préjudice du pouvoir dont dispose la Chambre des représentants d'examiner les propositions budgétaires détaillées des médiateurs fédéraux, d'approuver leur budget et d'en contrôler l'exécution ainsi que de vérifier et d'approuver les comptes détaillés, avec l'assistance de la Cour des comptes, les crédits prévus à ces budgets sont inscrits à titre de dotation au budget général des dépenses de l'Etat ».